LCI : Gilets jaunes, pourquoi de simples manifestants se sont transformés en casseurs

Article de Romain Le Vern. Disponible ici 

DÉRIVE – Parmi les personnes placées en garde à vue pour les violences qui ont éclaté à Paris en marge de la mobilisation des Gilets jaunes, beaucoup ne correspondaient pas au profil habituel des casseurs. Un constat qui pose question : comment un manifestant « lambda » peut-il être amené à commettre des actes répréhensibles ?


Au soir des violences qui ont éclaté samedi dernier à Paris en marge de la mobilisation des Gilets jaunes, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner avait dénoncé une « stratégie gérée par des professionnels du désordre, des professionnels de la casse ». Mais le préfet de police Michel Delpuech avait détaillé le lendemain les profils très divers des quelque 400 personnes interpellées lors de ces scènes de chaos : parmi les casseurs, avait-il souligné, il y avait aussi « un très grand nombre de manifestants portant un gilet jaune » et qui n’ont pas hésité par « désinhibition » ou effet d' »entraînement » à « se livrer eux aussi à des violences injustifiables ».

Soit des « suiveurs » qui, dans la vie de tous les jours, n’arborent absolument pas le profil d’un casseur (pères de famille, enseignants, retraités…) et qui, exaltés par le groupe, en viennent à commettre des actes répréhensibles. Une infime minorité parmi les Gilets jaunes, mais qui répond à des mécanismes psychologiques déjà largement observés.

Tout le système de valeurs que vous vous êtes construit (pas de violence, être modéré etc.) va être mis entre parenthèses parce qu’un ensemble d’individus tombe dans la même dynamique.Philippe Rigaut, sociologue

En 1895, Gustave Le Bon montrait déjà, dans son ouvrage Psychologies des foules, que le comportement d’individus réunis n’est pas le même que lorsque les individus raisonnent de manière isolée. Des décennies plus tard, le constat reste le même : « Le fait d’être dans une foule tend inéluctablement à annihiler votre individualité », nous confirme le sociologue Philippe Rigaut. « Tout le système de valeurs personnelles que le manifestant s’est construit (pas de violence, être modéré etc.) est mis entre parenthèses parce qu’il tombe dans la même dynamique que les autres manifestants et va être transcendé par un mouvement global, sans faire montre de réflexion. » Des circonstances dans lesquelles le libre-arbitre s’efface, « soit parce qu’il y a un sentiment d’impunité (l’individu étant fondu dans la masse), soit parce qu’on se dit que l’on ne peut pas avoir raison contre tout le monde et que cette dynamique d’énervement devient légitime ».

 

Dilution de la responsabilité

Que se passe-t-il dans la tête d’un manifestant pacifique qui cède aux pulsions du groupe ? « D’un point de vue neuro-biologique, les émotions jouent un rôle primordial », nous explique Valentin Flaudias, psychologue et Docteur en neurosciences. « Celles-ci sont tellement fortes qu’elles prennent le dessus sur tous nos systèmes de contrôle ; c’est là que l’on se retrouve avec des actes impulsifs, pas forcément réfléchis. Dans le contexte actuel des Gilets jaunes, où tout peut être pris comme une agression, s’expriment des comportements primitifs et primaires, des émotions qui se mettent en marche, reflets d’une colère grandissante depuis des années, arrivant là à un point d’orgue de cristallisation. »

D’autres paramètres entrent-ils en jeu? « C’est aussi lié à l’environnement sonore bruyant, à l’adrénaline qui monte, à la présence des forces policières qui peuvent agacer mais aussi au sentiment que l’on est en train de faire l’Histoire », répond Philippe Rigaut. « Plus le groupe est nombreux, plus chaque individu qui le constitue a le sentiment que la responsabilité est partagée. Du coup, chacun est moins responsable de ses actes, avec l’impression qu’il ne peut rien lui arriver », prolonge Valentin Flaudias, qui parle lui de « dilution de la responsabilité. »

« Absence de dialogue, d’écoute, de compréhension »

« Tout le danger des phénomènes de groupe sur la voie publique réside dans le fait qu’ils peuvent être noyautés par des gens qui eux ont clairement pour intention de les faire dériver dans le sens le plus négatif possible », souligne par ailleurs Philippe Rigaut. « Si on empêchait ces personnes malintentionnées d’atteindre le groupe de manifestants, on pourrait avoir des rassemblements qui transcendent réellement l’individualité des personnes. »

Le fait d’insister sur cette dimension spectaculaire transforme cette violence en norme, pouvant inciter les gilets Jaunes à se conformer au groupeValentin Flaudias, psychologue et Docteur en neurosciences

Selon le psychologue Samuel Dock, qui a étudié ces phénomènes dans son livre Le nouveau malaise dans la civilisation, « lorsqu’un groupe cède à la violence du groupe, cela répond toujours à une absence de dialogue, d’écoute, de compréhension » : « Dans le cadre des Gilets jaunes, ceux qui justifient la violence le font en mettant en avant l’opposition à la politique de Macron, et plus encore à sa façon de l’exercer. » « Ce qui marque, ajoute-t-il, c’est qu’il n’y a pas de leader chez les Gilets jaunes qui puisse sécuriser, soutenir et contenir. S’exprime juste une détresse commune avec une volonté : renverser Macron (le père), perçu comme ennemi du groupe-peuple (ses fils) et à qui l’on reproche, depuis son élection, de marquer son détachement. »

Les psychologues et le sociologue que nous avons interrogés pointent enfin tous du doigt le danger d’un traitement médiatique focalisé davantage sur ceux qui cassent que sur ceux qui manifestent pacifiquement. Selon Philippe Rigaut, « c’est l’effet Pygmalion : « le brave manifestant comprend à travers les images enregistrées de sa manifestation qu’il est perçu quoi qu’il fasse comme un casseur ». Valentin Flaudias renchérit : « Le fait d’insister sur cette dimension spectaculaire transforme cette violence en norme, pouvant inciter n’importe quel Gilet jaune à se conformer au groupe ».

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