Un article de Marine Le Breton disponible ici
SÉRIES TÉLÉ – 1985 ou 2019? Ces femmes, vêtues de rouge et de blanc, viennent-elles de Gilead ou des États-Unis? Cet asservissement du corps des femmes n’est-il que de la fiction? Rien n’est moins sûr. “The Handmaid’s Tale”, dont les trois premiers épisodes de la saison 3 sont diffusés ce jeudi 6 juin sur OCS+, crée le doute, l’impossible devient possible, les frontières deviennent floues. Et comme devant chaque dystopie, nous ne restons pas de marbre mais sommes fascinés.
“Le meilleur des mondes” d’Aldous Huxley en 1932, “1984″ de George Orwell en 1949, “Farenheit 451” de Ray Bradbury en 1953, ont popularisé cette forme littéraire qu’est la contre-utopie au XXe siècle. Ces dernières années, le succès de films et séries tels que “Hunger Games”, “Black Mirror”, “3%” et évidemment l’adaptation du livre de Margarat Atwood, montre à quel point ces univers où l’humanité peut basculer dans l’obscurité en un claquement de doigts nous captivent.
C’est particulièrement vrai avec “La Servante écarlate”, qui résonne avec l’actualité des derniers mois aux États-Unis. Devenue un symbole de résistance outre-Atlantique, la série devient de plus en plus réelle pour les Américaines, qui voient des États comme l’Alabama adopter des lois extrêmement restrictives en matière d’IVG.
Pour le professeur d’histoire de la pensée politique Gregory Claeys, auteur de “Dystopia: A Natural History”, interrogé par Le Monde, nos générations vivent très clairement dans une ère dystopique. Et preuve que nous sommes extrêmement sensibles aux liens qui se tissent entre fiction et réalité, cet historien souligne que “l’élection de Trump a donné une énorme impulsion au genre dystopique”. Aux États-Unis, non seulement les femmes manifestent en tenues de servantes, mais les ventes du chef-d’œuvre de George Orwell, “1984”, ont explosé durant le mois qui a suivi l’élection du président.
Ouvrir les yeux sur notre propre société
“Avec ’The Handmaid’s Tale, on est face à du familier mais de l’inconnu s’y mêle, des choses qui ont été refoulées par l’individu et par la société, qui d’un coup sont face à nous”, avance Samuel Dock, psychologue clinicien, contacté par Le HuffPost. Selon lui, la particularité de la série est que son univers est très lisible et “qu’on se retrouve confronté à un questionnement sur notre propre société”. Il s’agit dans ce cas de la critique d’un patriarcat radical.
Par ailleurs, le psychologue, auteur de “Le nouveau malaise dans la civilisation”, estime que la force du travail de Margaret Atwood “a été de mettre en scène des persécutions qui ont déjà existé à travers l’histoire de l’humanité. Persécutions des femmes, des homosexuels, viols… “On sait que ce qu’on voit fait partie de notre histoire ou alors on l’a refoulé.” En regardant “La servante écarlate”, on n’a pas d’autre choix que celui d’ouvrir les yeux.
Plus généralement, Samuel Dock, citant les travaux de la philologue et psychanalyste Julia Kristeva sur le pouvoir de l’horreur, rappelle que l’on est “toujours saisi, subjugué, fasciné, par des mécanismes d’attraction et répulsion, de séduction, à l’égard de l’abject et des idéologies abjectes”.
Envies de révolte
Chaque dystopie a pour point commun d’opposer une entité sociale persécutrice et un être inféodé, assigné à une place, qui va tout faire pour se libérer de cette oppression. Dans le cas de “La Servante écarlate”, l’héroïne, June, tente par tous les moyens de s’extraire de Gilead et quand ce n’est pas par une tentative de fuite, c’est par sa résistance mentale aux oppresseurs.
“C’est l’idée de la survie psychique: face à des organismes qui broient les libertés individuelles, le héros fait tout pour s’en sortir”, souligne Samuel Dock, qui s’interroge sur l’écho que peut avoir cette envie de survie sur nos vies. “Nous pourrions nous révolter mais les menaces auxquelles nous faisons face sont peut-être moins extrêmes. Dans les dystopies il est beaucoup plus facile de se révolter.”
On aime les contre-utopies car on aime la révolte. Et surtout, la possibilité de se révolter. Que ce soit à l’adolescence contre ses parents ou quand on enfile un gilet jaune pour protester contre le pouvoir en place. “Bien sûr qu’il existe des mécanismes persécutifs dans notre société, ils sont simplement beaucoup plus lisibles dans les dystopies, comme le rapport aux femmes dans ‘The Handmaid’s Tale’”, poursuit le psychologue. “Dans notre société de consommation, l’individu est aussi assigné à sa place, d’une autre manière: il a son confort, ses produits, est comblé. L’aliénation est moins visible.”
Ainsi, la fascination pour les dystopies et en particulier pour “The Handmaid’s Tale” vient en partie du fait qu’elles réveillent en chacun d’entre nous un certain “besoin d’insubordination face à ce que la société exige de renoncement”, ajoute Samuel Dock. À travers le destin de June, c’est un peu notre place dans la société que nous avons à cœur de questionner.