Dans l’édition papier du 9 février 2018, version numérique disponible ici
Note importante sur cet article : Lors de l’interview, j’exprimais au journaliste mon inquiétude concernant ces furys rooms. Je rappelais que nous sommes des êtres de langage et que la violence ne se combat pas par l’abréaction et les passages à l’acte mais par une élaboration psychique. Je rappelais également que bien des violences conjugales commencent par la destruction d’objet, que la « satisfaction » que peut procurer cette « décharge » pulsionnelle ne suffit jamais et enferme le sujet dans une spirale infernale dont l’issue est nécessairement un objet différent à briser, un objet humain. J’avais senti qu’il était favorable aux furys rooms et c’est son droit mais j’aurais aimé que ma parole soit mieux entendue.
LE PARISIEN WEEK-END. Défoncer une imprimante à la masse, briser des bouteilles, s’adonner au lancer de hache… Pour se défouler, beaucoup sont prêts à payer. Enquête sur un phénomène qui casse la baraque.
Après les « escape games », qui vous font cogiter, voici la Fury Room (23, rue Blondel, Paris, 2e), qui vous permet de vous défouler ! Tout casser dans une pièce, dans un cadre sécurisé et parfaitement légal, moyennant 10 à 125 euros, c’est le principe de ce lieu, ouvert en octobre dernier dans la capitale et qui, depuis, ne désemplit pas. « Les réservations sont pleines sur plusieurs semaines », se félicite Aurélie Bezard, cogérante de ce défouloir tendance. Le concept, né au Japon avant de séduire l’Amérique du Nord et de gagner toute la planète, est le plus visible de toute une série de nouvelles activités de défoulement arrivées en France ces derniers mois. Ce qui n’étonne pas la psychosociologue Dominique Picard. « Nous vivons dans une époque assez agressive, où l’on subit beaucoup de contraintes. Le chômage, le réchauffement climatique, la crise économique… Je ne suis pas surprise que l’on puisse avoir besoin d’exploser. »
Assiettes, bouteilles, vases, lampes, tout y passe !
Le PC portable n’a pas résisté à son puissant coup de batte de base-ball. Le clavier, tordu et privé de plusieurs touches, gît maintenant au milieu des débris de verre et de porcelaine. Mayara, 23 ans, combinaison orange et casque de protection rose sur la tête, va maintenant changer d’arme. En apparence, elle a tout d’une jeune femme douce et un peu timide. Jusqu’à ce qu’elle s’empare d’un pied-de-biche pour poursuivre son oeuvre d’anéantissement ! Assiettes, bouteilles, pot de fleurs, lampe, étagères… rien, dans ce sous-sol voûté du 2e arrondissement de Paris, n’échappe à sa rage destructrice. « Ça fait trop de bien ! » s’enthousiasme la graphiste, suante et haletante à l’issue de sa session de vingt minutes. « Je travaille sur ordi toute la journée et, parfois, ça me rend folle, j’ai envie de le péter. Là, j’ai pu le faire, ça soulage. C’est un peu fatigant, comme faire du sport. Je me sens détendue et je pense qu’après ça, je n’aurai pas envie de m’engueuler avec mon copain ! »
« Une vengeance envers l’univers de l’open space »
La place prépondérante prise par la technologie dans nos vies peut aussi expliquer cette nécessité de passer ses nerfs. « Dans la Fury Room, on détruit des objets comme des ordinateurs, des téléphones, des imprimantes qui, dans la vie quotidienne, nous dominent », souligne la psychosociologue Dominique Picard. Une forme de revanche sur le numérique, mais aussi sur la vie de bureau, estime de son côté Samuel Dock, psychologue, auteur du Nouveau malaise dans la civilisation (Plon, 2017). Pour lui, le succès des animations de team building consistant à détruire des voitures entre collègues, ou des formules « bureau » de la Fury Room, représente « une vengeance envers l’univers de l’open space. Le fait de travailler sous le regard permanent des autres, sans aucune intimité, est un facteur de stress qui appelle des représailles chez certains. » Faut-il s’inquiéter de cette envie de tout casser ? Non, sous réserve qu’elle reste une activité de détente et qu’il n’y ait pas d’addiction, souligne le psychiatre Florian Ferreri.
La Fury Room revendique un public « plutôt jeune, entre 20 et 35 ans », où les femmes sont majoritaires. Comment expliquer cette sur-représentation ? « Peut-être que nous avons plus de choses à extérioriser que les hommes », suggère Aurélie Bezard. Le jour de notre reportage, début janvier, les participants sont effectivement uniquement des participantes. Andréa, 28 ans, prend le relais de Mayara dans la « salle de furie ». C’est la deuxième fois que cette brune tatouée, qui travaille dans l’informatique, vient manier la batte et martyriser le matériel mis à sa disposition. « OK, les trucs zen et girly, c’est sympa, assure-t-elle. Mais moi, j’aime bien péter des trucs et me défouler. Le 31 décembre, je suis allée lancer des haches aux Cognées, c’était génial ! » Inaugurée fin septembre au 5, rue Stephenson, à Paris (18e), cette première salle parisienne compte dix pistes, séparées par des grillages de sécurité. Le but : jeter sa hache le plus près possible du centre de la cible. Les armes tournoient, et se plantent ou rebondissent sur les planches en bois. « A l’origine, c’est une tradition viking remontant au VIIe siècle », raconte Thomas Morel, l’un des deux fondateurs des Cognées. Ancien étudiant en école de commerce, ce grand trentenaire barbu a importé ce sport du Canada, où il est très populaire depuis une quinzaine d’années. L’activité est bien encadrée, avec des règles de sécurité strictes. Pour le psychologue Samuel Dock, prendre son pied à jeter des objets potentiellement dangereux n’est cependant pas anodin. « Lancer une hache, ce n’est pas la même chose qu’une fléchette. Cela participe d’une imagerie guerrière, presque tribale. Pour moi, cela renvoie à un besoin d’héroïsation du quotidien, caractéristique de l’époque. » Plusieurs Cognées et Fury Rooms devraient s’ouvrir dans les grandes villes françaises ces prochains mois. Ordinateurs portables et assiettes n’ont pas fini de souffrir.