Slate : «Capsule temporelle» Spotify: faut-il lutter contre notre obsession nostalgique?

L’article est disponible ici  merci à Clément Arbrun

Autrefois dans l’espace, hier chez Warhol, aujourd’hui sur Spotify: les capsules temporelles sont partout. Dans une époque rétromaniaque, le passé est devenu l’opium de peuple, et la nostalgie une addiction. Mais faut-il vraiment s’en plaindre?

«Capsule Temporelle». C’est à un véritable voyage dans le temps que nous convie la plateforme Spotify avec sa toute dernière innovation en matière de curation. Suivant votre date de naissance et vos préférences musicales, le site de streaming musical vous propose LA playlist de votre adolescence, rien que ça. Vous rêvez de revenir à vos années collège-lycée, pour une raison que vous préférez certainement cacher? Laissez-vous embarquer.

Selon votre identité musicale, ce générateur personnalisé oscillera des tubes de A-Ha aux Daft Punk, d’Indochine à Sum 41, du punk à roulettes au R’n’B. Derrière son aspect-gadget, cette super-compil’ très dense –une cinquantaine de morceaux– est censée nous faire l’effet d’une dérive en Dolorean. Sous ses airs de produit marketing, ce qu’elle raconte sur notre amour du vieux est vertigineux.

De la nostalgie discount pour rétromaniaques

Si l’application vise juste et dépasse le stade du best of générique en dégotant le plaisir coupable (un peu trop) perso’ (lorsque l’on tombe sur «Balance toi» de Tony Parker, c’est le bon moment pour faire le point sur sa vie), l’algorithme ne prend pas trop de risques non plus, en renvoyant le public tristement mainstream que nous sommes à ses goûts… mainstream. Puis, le système n’est pas sans failles, loin de là –un son plus récent peut se glisser dans votre playlist, voire un hit mondial qui n’a pas le moins du monde occupé votre temps libre en cour de récré. Après essai, certains de vos ami(es) millenials essaieront forcément de vous faire croire qu’ils n’ont jamais écouté Britney ou les Spice Girls durant leur âge ingrat. On a le droit de les croire. Ou d’admirer leur déni.

Il n’empêche, ce shoot de nostalgie divertit. Il nous renvoie à l’époque de notre insouciance teen, lorsque notre notion de bon goût était toute relative, nos obsessions sonores plus concentrées, notre personnalité à définir –et comment la définir autrement que par la musique?

«C’est de la paresse commerciale, modère cependant Philothée Gaymard, auteur de Le vintage, le monde expliqué aux vieuxsoit l’exploitation du vintage en phénomène de mode qui permettrait de proposer quelque chose de nouveau sans prendre beaucoup de risques, en se reposant quasi intégralement sur des acquis culturels, des artistes qui ont passé l’épreuve du temps.» 

Alors, quel serait l’intérêt de ce bidule? Celui, justement, d’être dans l’air du temps. C’est à dire, dans celui d’avant. Parce qu’à l’heure où le blockbuster mélancolique Blade Runner 2049 projette dans les salles obscures ses images brouilleuses de ruines, de répliques, de simulacres et de vestiges, force est de constater que le passé ne passe pas: il nous hante comme un fantôme.

Dans son essai Rétromania: comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, le critique Simon Reynolds expliquait déjà en 2011 que l’avènement des nouveaux moyens de distribution et de consommation musicale, le téléchargement et le streaming en tête, n’ont fait qu’exacerber notre attachement affectif au passé. Soumise aux procédés du remix, du sampling et du mashup, l’industrie culturelle ne serait plus que recyclage et collage, reprises, rétrospectives, remakes et rééditions. La surabondance d’archives en tout genre submergeant internet démontre ce refus d’oublier.

Le musicologue quadra Jean-Yves Leloup, auteur de Digital Magma: de l’utopie des rave parties à la génération MP3, s’est volontiers plié à l’exercice de la Capsule Temporelle et en est sorti, non seulement avec la tête remplie des sons d’antan –Police, Supertramp, Étienne Daho, Roxy Music– mais également avec un aveu rétromaniaque:

«Quand le téléchargement est apparu au début des années 2000, je suis tout de suite parti à la recherche du contenu des cassettes audio que j’avais égaré, nous explique-t-il, comme pour retrouver les traces de mon adolescence, ces choses oubliées, perdues dans ma mémoire…»

Mais pourquoi refusons-nous d’oublier? Pourquoi laisser Spotify résumer notre jeunesse à deux morceaux de Justin Timberlake ou de Linkin Park, et, pire encore, nous laisser l’idéaliser?

Futur antérieur

Des journaux découpés. Des films Super 8. Des billets d’avions. Des timbres, des lettres, des cartes postales encore. C’est ce que l’on trouve dans les 612 boîtes en cartons minutieusement préparées par Andy Warhol de 1974 à 1987. Soient ses «Time Capsules», œuvres que l’on peut actuellement contempler au Andy Warhol Museum de Pittsburgh. Plus qu’aucun autre, le pape du pop a le mieux saisi ce qu’est une capsule temporelle. Une démarche patrimoniale d’abord, visant à conserver, dans un but de sauvegarde collective, des objets à destination des générations futures –ici, pas moins de 300.000.

Mais surtout, en accumulant les mêmes objets ordinaires année après année jusqu’à l’épuisement de l’espace, Warhol nous prouve que nous évoluons dans un présent permanent, où chaque détail d’un passé proche raconte notre moi actuel. Avant de dériver vers le rétro, le mot vintage désignait d’ailleurs tout objet contemporain: représentatif de son époque. Notre fascination du passé et de ses reliques n’est donc qu’un leurre masquant mal notre obsession névrotique du présent immédiat.

«Piocher dans son passé est une manière de savoir qui l’on est, et s’immerger dans un univers aussi sensoriel que la musique permet de le ressentir physiquement», nous assure Véronique Dassié, docteure de l’EHESS et auteur d’Objets d’affection, une ethnologie de l’intime, qui voit à travers la démarche de la capsule temporelle «ce conflit entre la permanence de soi même (“ce que j’étais adolescent, je le suis encore quelque part”) et notre incertitude identitaire (“ce que je suis maintenant n’a rien à voir avec ce que j’étais quand j’étais adolescent”)».

Réflexe d’archiviste, notre culte du passé est celui des data centers, emblématiques d’une époque où toutes les données se doivent d’être stockées, sauvegardées voire «sauvées» si elles ont le malheur d’être supprimées. Apple l’a bien compris en inventant Time Machine, le logiciel de sauvegarde automatique permettant de récupérer des fichiers effacés, suivant un jour choisi. À l’instar d’un Marty McFly 2.0., il s’agit là encore de voyager dans le temps.

Ralentir le temps

Ce désir de restauration traduit notre angoisse de laisser des informations, les nôtres, sombrer dans l’oubli. Cette phobie, le psychologue clinicien Samuel Dock, à qui l’on doit Le Nouveau choc des générations, la voit comme la conséquence d’une modernité hyper-accélérée. La société nous oblige à courir, nous soumet tous à un alarmant rythme d’urgence qui vire au rouge. Air familier, la nostalgie est alors un vent frais, une respiration, la halte du marathonien.

«À travers des trouvailles comme les capsules temporelles de Spotify, nous recherchons des points d’ancrage temporels afin de ralentir, développe-t-il, car sans ces ilots de décélération, nous ne pourrions pas supporter le rythme de cette société effrénée qui nous dépossède progressivement de notre propre existence.»

Ce temps, nous avons besoin de le ressasser et de le protéger. De le compresser, aussi, en lui conférant la forme de journaux-intimes streamés. Comme Andy Warhol, nous avons besoin de le «mettre en boîte».

Retour vers le futur

 Le mettre en boîte, au risque de s’enfermer dedans. Les sensations douces que ces capsules procurent sont celles, confortables, d’un cocooning musical. «C’est comme si l’on souhaitait se protéger des affects douloureux en recouvrant notre vie d’une enveloppe sonore» théorise Samuel Dock, qui voit là l’excroissance numérique de «l’environnement maternel: le cocon de sons matriciel par excellence, c’est à dire la première voix entendue, celle de la mère».

Mais le passéisme de Spotify, en vérité, est moderne à souhait. Il correspond à l’ère de la nostalgie programmée. Aujourd’hui, c’en est fini des photos jaunies. Dématérialisée, la nostalgie est devenue un simple algorithme. Ce que propose Spotify, Facebook et Instagram en ont déjà fait leur créneau, en nous renvoyant quotidiennement au visage nos publications d’il y a deux mois ou deux ans, consacrant n’importe quel lendemain banal en anniversaire improvisé d’une date passée et déjà oubliée.

Le web 2.0. nous encombre de boîtes de souvenirs. Le service suédois musical va d’ailleurs plus loin en bricolant notre mémoire. À la façon des bidouilleurs d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, les algorithmes nous dépossèdent des nos souvenirs, sélectionnent, découpent, devinent. Mais pourtant, comment mieux résumer la nostalgie que par ce mécanisme? Car être nostalgique consiste toujours à opérer une sélection personnalisée sur un passé franchement fantasmé, qu’il convient d’ordonner, de reconfigurer, de compléter, voire de réécrire à son avantage. Bref, la nostalgie est une énorme playlist immatérielle.

Les héritiers

Qualifié de post-ado ou de réac’, perçu en consommateur influençable, le nostalgique est volontiers mal vu. Mais si être affectif n’avait rien à voir avec le fait d’être régressif? «Savoir d’où l’on vient permet de savoir où l’on va, ce qui fait que le passé n’est pas simplement en refuge, mais la première étape pour se projeter vers le futur, s’interroger sur l’héritage que l’on va laisser», commente la pro-vintage Philothée Gaymard. Bref, penser au passé n’a rien d’une idée rétrograde.

C’est ce que nous racontent les plus beaux spécimens de capsules temporelles: la nostalgie du futur permet d’appréhender l’avenir. Là est la raison d’être du disque Voyager Golden Record, digest universel de sons et d’images envoyé à bord des sondes spatiales Voyager et censé faire découvrir la civilisation humaine à d’éventuels voisins galactiques. Ou encore EMIC a time capsule from the people of earth, court-métrage inspiré de l’Interstellar de Christopher Nolan, assemblant huit mille souvenirs d’hommes et de femmes des quatre coins du monde afin de proposer un condensé de témoignages de l’espèce humaine.Plus proche du mood adolescent, on s’éternisera sur ces capsules-vidéos aux quelques milliers de vues qui pullulent sur YouTube. Des gosses s’y adressent face-caméra à leurs «eux du futur», font part sans détour de leurs doutes quant au présent et de leurs espoirs face à l’avenir. Ce présent, ils l’envisagent déjà au « futur antérieur», comme une forme de passé qu’il faudrait surpasser afin d’évoluer. Forme d’introspection ultra-connectée, la nostalgie programmée trace dès lors les contours d’un soi en devenir. Après la rengaine du «c’était mieux avant», et si le mieux à faire, justement, était d’ignorer les anti-nostalgiques? Il est peut-être temps, pour eux aussi, de passer à autre chose.

 

 

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