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Est-il facile de renoncer au candidat pour lequel on a voté pour le premier tour ? Quels sont les enjeux psychologiques d’un second tour ? Samuel Dock, psychologue clinicien, co-auteur du Nouveau Malaise dans la civilisation (écrit avec Marie-France Castarède, Plon), travaille sur le « marasme contemporain », et notamment le désinvestissement du discours politique et religieux. Éclairage.
Au premier tour, les électeurs votent souvent pour un candidat malgré quelques points gênants dans son programme. Quand un électeur se retrouve au second tour à choisir entre deux candidats pour lesquels il n’a pas voté, peut-on dire qu’il doit d’abord faire le deuil de son candidat du premier tour ? Existe-t-il un « deuil électoral » ?
Oui. En psychologie, à plus forte raison en psychanalyse, on considère qu’il peut y avoir un deuil face à toute sorte d’objet psychique. L’objet est ce qu’on fait vivre, ce dans quoi on place une certaine énergie psychique. Pendant une élection, pour pouvoir soutenir un candidat et adhérer à son programme, il faut passer par de l’affect et par un processus d’identification. On le remarque de plus en plus en thérapie : les électeurs s’attachent de moins en moins à un programme et de plus en à une personne. Une fois le candidat éliminé au premier tour, l’objet est perdu et le processus de deuil s’enclenche. Freud disait que « faire le deuil, c’est tuer le mort ». Il faut reprendre à l’objet perdu ce qu’on lui a confié. Toute l’énergie mise à soutenir le candidat, tous les souvenirs de la campagne, qui sont d’autant plus forts qu’il y a une manière de faire de la politique qui vire à la téléréalité, tout cela est terminé. C’est d’autant plus fort que le candidat n’aura plus l’opportunité de se présenter à la présidentielle pendant cinq ans. Il y aura donc une consommation nécessaire de ce deuil.
Comment cela peut-il se passer pour les électeurs, qu’ils soient militants ou non ?
Pour réussir un deuil, il faut pouvoir s’être lesté de l’objet, l’avoir intégré à soi et s’être nourri de cette relation pour la faire vivre. L’épreuve est supportée si on a eu une relation équilibrée avec la personne ou l’objet, pas si la relation a été carencée. Or l’amour politique est unidirectionnel : le militant aime un homme politique, l’homme politique fait son travail. Il est très dur d’aimer une personne qui ne rend pas cet amour et qui disparaît – symboliquement dans le cas d’une élection – en emportant tout l’amour placé en elle. Un discours post-électoral qui ne remercie pas les militants ne permet aucun détachement. Il faut tout de suite montrer aux militants que c’est terminé et ne pas les emprisonner dans une attente. Il n’y a pas que Mélenchon qui se prête à ce jeu. Tous ceux qui se sont projetés immédiatement sur les législatives le font aussi. Pour moi c’est une erreur psychologique énorme. Encore une fois, il ne faut pas faire tendre la personne vers elle-même. Ce qui a été perdu a été perdu, c’est tout.
On a beaucoup entendu ces derniers jours « intellectuellement, je sais ce que je devrais faire, mais je ne m’y résous pas ». Comment expliquez-vous ce processus ?
Il y a d’abord la présence d’un deuil non terminé et non consolé, comme on le voit avec Mélenchon qui n’arrive pas à dire « c’est terminé, j’en prends la responsabilité ». Même si, à titre personnel, je préfère Mélenchon à Fillon, ce dernier a beaucoup mieux composé dans la manière de mettre un terme à sa campagne. Ensuite, l’hypermodernité dans laquelle nous vivons joue un grand rôle. C’est l’ère de la personnalisation à l’outrance, du « à la carte ». On personnalise nos apparences, nos emplois, on personnalise nos choix politiques. Dans tout ça, Marine Le Pen n’est qu’une option et il y a une non-conscience du problème. Enfin, le problème de cette différence entre l’intellectuel et l’affect est que nous ne vivons plus dans une ère favorisant l’intellect. Pour se positionner, les électeurs ont, je l’ai beaucoup constaté en consultation, fonctionné par étiquettes et par vote d’identité, sans véritable élaboration théorique ou de réflexion en termes de programme et c’est ce qui explique la difficulté à se positionner au second tour.
Puisque le travail de deuil est nécessaire, est-ce qu’intimer aux électeurs de prendre position immédiatement après le résultat n’est pas brusquer leur psychisme en ne leur laissant pas le temps de ce deuil électoral et de la mise en au clair des événements ?
C’est extrêmement compliqué car les enjeux de la communication l’emportent. Si on ne dit pas tout de suite qu’il faut faire barrage au Front National, est-ce que ça sera audible par la suite ? Cela étant, vous avez raison sur la période de deuil. Deux semaines est un temps d’entre-deux-tours très court. Peut-être faudrait-il un temps de réflexion et de sédimentation pour que tout le monde reprenne ses esprits. Cela dit, cette campagne a été, contrairement au match Hollande-Sarkozy, très particulière en termes d’affectivation et sur le plan psychique. Une personne qui construit une représentation tend à chercher des éléments qui la nourrissent. Si l’entre-deux tours dure trop longtemps, l’électeur risque de cristalliser des éléments anodins autour de sa représentation initiale. Et puis cela reste de la politique, les électeurs n’ont pas perdu un être cher. L’impulsion doit venir des citoyens. Il faut qu’ils comprennent qu’on élit quelqu’un qui porte un projet et une ambition politique, pas un candidat qui porte une charge affective. Ce manque de conscience a créé cette brèche et l’élection que nous avons connue. Avec des candidats ayant des scores très rapprochés autour de 20% ; c’est l’élection la plus affectivée que nous ayons connue depuis longtemps.