Lettre ouverte à Julia Kristeva, puisqu’il nous faut renaître.

Merci au Monde Moderne d’avoir publié mon texte, disponible ici

Chère Julia,

« Je me voyage », le témoin de notre navigation autour des grands continents de vos mémoires, est paru en 2016. Il vous fallait poursuivre seule cette odyssée que vous m’aviez offerte de partager à vos côtés pour la raconter.

Depuis votre enfance, tracer le chemin des astres jusqu’au zénith de votre pensée. Il me fallait quant à moi renoncer à ces matinées baignées de lumière, où autour d’un thé, à quelques pas de ce jardin du Luxembourg que vous aimez tant, je me voyageais à mon tour dans vos nombreuses existences passées, de la Bulgarie à la Chine, de la France aux États-Unis. Votre regard et votre voix m’accompagnent toujours, je me défie des idéologies, je conjugue le singulier au culturel, j’ouvre le panorama sur une délicate éternité. Et, même si vous êtes toujours à mes côtés, dans cet inaltérable héritage, vous me manquez. Tellement d’êtres chéris, de langues parlées, des plus archaïques aux plus étrangères, de frontières compromises, de personnages inventés et de personnes invoquées, le multivers infini semblait étrangement complet même si vous m’avez appris que le sens n’existe que dans le mouvement, qu’il est toujours une narration, jamais une direction. Freud, Proust, Mélanie Klein, Hanna Arendt, Colette, Émile Benveniste, Roland Barthes, Thérèse d’Avila, et tous les intellectuels qui contribuèrent à infléchir votre sensibilité comme votre pensée, trouvent leur place dans votre œuvre. Il en manquait un, et non des moindres, celui de la fièvre, celui du fracas. De l’élégance aussi. Dostoïevski. Bien sûr, il surgissait déjà sous votre plume, dans votre élucidation du pouvoir de l’horreur ou sous les rayons du soleil noir de la mélancolie. Comment l’éviter ? Ses histoires rejoignaient celles des patients, vous désigniez l’éclat tout au fond de l’abîme, la lueur suffisait, vous poursuiviez. « Cela viendra, Samuel », me répondiez-vous lorsque je vous demandais quand vous vous décideriez à consacrer un ouvrage entier à celui que vous appeliez parfois, non sans humour, « mon homme », quand l’image deviendrait sujet, quand votre méticulosité s’interposerait pour que Dostoïevski cesse de dévorer Fiodor. A quatorze ans, je partageais l’exil de Raskolnikov, terré dans mon brasier. A vingt-quatre ans, je m’espérais Ivan Karamazov, son constat était mon slogan sanguinaire, « Tous, on la veut, la mort du père ». C’est dire si à trente-quatre ans je ne pouvais qu’espérer votre pensée dans laquelle si souvent je me suis retrouvé, brise pour de bon le scellé de la maison des morts.

Enfin, il prend toute la place, toute la page, « Dostoïevski », sans sous-titre, écrit en lettres capitales, rouges sur une couverture blanche, publié le 5 mars, dans un monde replié, « souterrain » diriez-vous avec le génie russe. Dostoïevski et c’est tout, il ne sera question que de lui, de cet « épris d’absolu », funambulant à jamais sur le « fil du crime et du sublime ». Vous publiez ce livre dans la collection « les auteurs de ma vie » aux éditions Buchet Chastel, qui veut qu’un « un grand écrivain d’aujourd’hui partage sa passion pour un grand écrivain d’hier ».  Dans la première partie de l’ouvrage le grand écrivain d’aujourd’hui, explique et explore la place qu’occupe ou qu’occupa le grand écrivain d’hier dans la trajectoire de son existence, le lieu de la rencontre, des sentiers à ouvrir, des nœuds à démêler, des éléments d’intertextualité. La deuxième partie présente des extraits de l’œuvre, qui illustrent ou plutôt donnent chair et sens aux analyses comme aux fragments biographiques. A votre façon, vous élargissez ce cadre, vous superposez vos intentions, et lancez au lecteur une invitation en forme de vertigineux défi « une invitation à vous frayer votre propre voie, sans craindre de dépasser les bornes, ni de de vivre presque à la dernière limite ».  Vous ne rédigez pas un éloge, pas un prosaïque plaidoyer comme le veut la mode littéraire, trop étroite pour vous, trop terne, trop calme c’est la « quête infinie du sens » qui soutient votre désir, la quête d’une humanité que vous repérez même dans la monstruosité et l’insignifiance, comme « Dosto », pour qui « Le déchet, la putréfaction, la mort elle-même participe de la spiritualité » et comme Fédor aussi, sans oublier les interstices vitales de beauté, à l’orée du corps et du sacré où vous sur-vivez. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur cette question qui témoigne des forces d’attraction et de répulsion, « matrise-effondrement conjugués », que génère chaque roman du « géant russe » depuis les Les pauvres gens jusqu’aux Frères Karamazov : peut-on aimer Dostoïevski ? Pouvez-vous aimer celui qui ne rêvait à ses commencements que de « s’anéantir avec fluidité », vous qui faites votre devise des mots de Colette : « renaître n’a jamais été au-dessus de mes moyens » ? Peut-on le lire vraiment, précisez-vous à la faveur d’un aveu, celui de votre sentiment d’avoir cru le lire pendant longtemps avant d’accepter de ne l’avoir seulement frôlé jusqu’à la découverte d’une lettre qui ferait tout basculer. Ahurissant quand on sait l’intellectuelle que vous êtes, moins lorsque l’on connaît votre humilité. Peut-on le lire aujourd’hui, au cœur d’une postmodernité déjà lassée d’elle-même, déjà digérée ? « Nos solitudes explosives en sont-elles encore capables, pour ne pas mourir d’hypocrisie ou de crimes dans l’encadrement hyper connecté, sourdement totalitaire, que nous sommes programmés pour l’éternité ? » demandez-vous. Sommes-nous encore dans ce monde accéléré, insensé, virtualisé, désubstantialisé, assez patients pour saisir le temps de l’ombre, assez calmes pour ne pas devancer le récit, assez confiants dans notre étrangeté pour la contempler dans le miroir reformant de Crime et châtiment ? J’ai dit que vous ne parliez que de lui ? Sans doute ai-je triché, il le faut bien, vous nous parlez de nous, des immanquables échos d’identité dans « la polyphonie des parlêtres qui agitent leurs masques ». Vous vous emparez de notre « aujourd’hui » avec son « hier » à lui, après tout, c’est un prophète que vous décrivez, celui de l’ère postmoderne, celle où « tout est permis ».

Cette fois-ci, plus question de rien lui céder. Ce livre est un face-à-face. C’est entre lui et vous. Il compte, c’est vrai. Il compte mais de ces ténèbres-là vous n’êtes pas fanatique.  « Au commencement était la haine », écriviez-vous dans un autre livre, comme il est long le chemin pour aimer, pour se reconnaître dans la différence de l’autre, plus encore peut-être quand l’auteur des Possédés décrit si bien « l’insensible effacement dans le non-être ». Loin de partager ce goût pour le néant, toute votre vie vous avez œuvré pour que s’inscrive dans l’écriture poétique, dans la créativité, dans le langage, la vigueur de l’existence singulière. Je mesure combien cette confrontation vous a coûté, le prix de cet effort, le tribut abandonné au titan pour dialoguer avec lui par-delà les murs du temps et des ethos opposés.

Une certaine psychanalyse « hainamore » Dostoïevski, et peine à se dépêtrer des rets du parricide freudien. Vous renversez la table des préjugés, après tout Dostoïevski invite ou impose de se « réinventer à l’infini ». Vous êtes parvenue à reprendre l’ensemble du corpus dostoïevskien – un néophyte y trouvera d’ailleurs une précieuse initiation – pour l’étoiler en une succession de thèmes fondamentaux qui, rassemblés, forment le codex permettant de décrypter l’impensable, restituer à l’auteur, au protagoniste et à l’homme, leurs narrations respectives : « Il ne suffit pas de se dédoubler, comme narrateur planqué dans les ombres de ses personnages ; il est possible de se réunir avec la pulsion de mort universelle, vide absolu ou relais de certitude, mais qui devient une joie. La joie de pouvoir la jouer – déjouer : de l’écrire. »  Le parricide (pour vous, d’abord matricide), l’insolence face à la croyance, le crime de la finitude, les femmes et les mères, l’homo-érotisme, l’antisémitisme, la fantasmagorie pédophile, vous désossez les tabous, vous les lisez, comme toujours, à votre redoutable manière : « Les voies mélancoliques de la douleur–expiation ontologique, essentiellement religieuse, et leurs versions morales, humanistes et sécularisées, qui résonnent dans son œuvre, ne retiennent pas mais rallument le carnaval des jouissances, triomphales ou calamiteuses, dans la jouissance de l’écriture. Elle les côtoie et transcende ». Vous le lisez comme vous vous êtes liée, et à mesure que vous progressez dans les pandémoniums dostoïevskien ressurgissent les visages de votre père, de Lacan, de Barthes, de Tzvetan Stoyanov, de Émile Benveniste, de Sollers, se confondent les temporalités : « Paris parlait du langage, discutait des phonèmes, des mythes et de la parenté…structure élémentaires et syntaxe générative, sémantique, sémiotique, avant-garde ou formalisme…l’exil est une épreuve et une chance, j’ai osé. » Vous rencontrez Dostoïevski avec cet héritage affectif et intellectuel, avec une existence plurielle. Et avec Freud, bien sûr. La linguistique sans exégèse, la précision sans l’austérité, l’analyse sans l’exagération, vous n’excavez pas tant un improbable contenu « latent » ou un « signifié » au texte que « l’ardente doublure de cette civilisation qui frémit de se savoir mortelle ». Identifier les influences de votre pensée vous permet d’en reconnaître la part subjective et sensible pour vous tenir au plus près d’une vérité dont vous révélez l’intense multiplicité. Vous revenez à Freud, à ce lieu, que Lacan et ses successeurs condamnaient, à un horizon l’inaccessible : au corps. C’est assurément la puissance et l’audace de votre livre-thèse. Si le corps est apparemment absent dans l’œuvre de Dostoïevski, songeons aux brèves et évasives descriptions des personnages (que le lecteur se débrouille après tout), aux rares manifestations physiques affectées à ces émotions dont la densité fait pourtant les véritables topiques romanesques, cet absent s’impose dans vos analyses comme la « matière » même de l’œuvre, son cœur battant. Votre face à face avec Dostoïevski est un corps-à-corps et vous désignez dans ses romans, sans jamais commettre l’erreur de les « psychopathologiser », le clivage, la déliaison, le désaveu, la pulsion et la jouissance, non pas seulement la guerre éternelle entre Eros et Thanatos mais la délimitation du champ de bataille. Vous y parvenez en restituant à Dostoïevski l’un de ses symptômes : « Dostoïevski avait réalisé que l’explosion épileptique, ces horreurs, ses douleurs et ses peurs le mettaient au contact avec une dimension essentielle de la condition humaine : avec l’avènement et l’éclipse du sens. Il était capable d’enregistrer, envoie ses récits, l’embrasement hyper synchrone des neurones, la respiration bruyante et étranglée de la crise, les décharges encore chargées d’énergie ». Commentateurs, observateurs en tous genres disent le cyclone, vous ne fléchissez pas, vous le traversez, vous gagnez l’œil, la chair des mots, la pulsation organique bien avant l’épiphanie du sens. Sensualité, sexualité, sensorialité, impossible de les séparer : les corps parlent aussi des langages anciens, oubliés.  « Tout est permis », oui. Quand on est borderline, quand à notre organisme les limites font défaut, quand l’absence de l’autre est trop brûlante, que Narcisse n’a plus pour prendre forme que son propre reflet et qu’à trop s’y mirer il y redécouvre une universelle humanité. La révolution dostoïevskienne, à cet instant, rejoint celle que vous avez introduite, ou réintroduite, en psychanalyse, en faisant le seul retour à Freud possible, celui des confins de la psyché, au bord du soma.

Et je vous vois alors, avec votre homme, guerrière face au déluge en forme de carnaval, enfin réconciliés. Et à mon tour, je souris, je vous sais heureuse, dans le confort d’une ombre maintenant moins froide et moins sombre : « J’y vais, le relis, je cours, je m’y baigne, accompagnée par cette fièvre d’homme qui pleure et qui rit, et je n’oublie pas l’impossible ». Au terme du non-être, à bout du corps, que reste-t-il à faire ma chère Julia ? Renaître encore, vous nous ouvrez la voie.

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