Le HuffPost, interview : « Comme Pierre Joxe, comment les hommes accusés de violences sexuelles se défendent-ils?

Merci à Annabel Benhaiem de m’avoir donné la parole. L’article est ici 

La stratégie de défense des hommes célèbres entache le débat, empêchant la société de réfléchir aux fondements de la violence et de lutter contre.

Pierre Joxe saura mercredi 22 janvier la suite donnée à sa plainte pour diffamation à l’encontre d’Ariane Fornia, qui l’a accusé publiquement d’agressions sexuelles.

JUSTICE – Le jugement du procès en diffamation d’Ariane Fornia intenté par Pierre Joxe est tombé ce mercredi 22 janvier. L’écrivaine a été condamnée pour diffamation envers l’ancien ministre socialiste. Ariane Fornia avait publiquement mis en cause Pierre Joxe sur son blog pour plusieurs agressions sexuelles à son encontre.

Après cette décision de la cour, une question se pose, celle de la défense des hommes célèbres mis en cause dans des affaires de violences sexuelles.

La stratégie de Pierre Joxe a été de porter plainte en retour. Tout comme l’élu EELV Denis Baupin, le prédicateur Tariq Ramadan, ou bien encore le comédien Philippe Caubère.

Leur statut et l’affection que leur portent leurs admirateurs les placent en position de force. Ils sont épaulés par des avocats et conseillés par des consultants en communication. Porter plainte en diffamation leur redonne de la superbe. Ils disent au monde qu’ils ne laisseront personne salir leur honneur.

Le procès en diffamation, une stratégie payante

Et cette stratégie est parfois payante. Eric Brion, l’ancien patron de la chaîne de télévision Equidia, qui avait été mis en cause par Sandra Muller pour harcèlement sexuel, a obtenu gain de cause en septembre 2019.

L’initiatrice du mouvement #Balancetonporc a été condamnée à verser 15.000 euros de dommages et intérêts, mais surtout, sa condamnation a fait la une des journaux, invalidant la thèse du harcèlement sexuel, alors que le jugement ne porte pas sur le délit en lui-même, mais uniquement sur sa dénonciation.

Sandra Muller le dit elle-même dans un reportage de France 2: “J’aurais dû utiliser un autre terme, celui de harcèlement n’était pas approprié, mais je ne le savais pas.”

Sérieux dégâts sur les victimes

Le déséquilibre entre les parties, c’est là tout l’enjeu. “Le principe d’une plainte en diffamation c’est d’inverser la culpabilité, précise la psychiatre Muriel Salmona. Elle permet à l’agresseur présumé de continuer à nier les faits reprochés. C’est une stratégie d’autant plus utilisée qu’elle a une réelle efficacité.”

Efficace aussi dans l’affaiblissement des personnes qui osent prendre la parole. “Les dégâts sur les victimes sont considérables, continue la psychiatre, autrice d’une étude sur la représentation des Français sur le viol et les violences sexuelles en 2019. Non seulement elles ont subi des violences, mais en plus on rajoute du trauma au trauma. Les procédures judiciaires sont vécues de manière traumatisante, et augmentent les risques de passage à l’acte suicidaire, tellement ce sentiment d’injustice est effroyable.”

Les larmes fonctionnent encore mieux

Cependant, toutes les procédures en diffamation ne vont pas dans le sens du plaignant. Ainsi, Denis Baupin a perdu son procès contre ses quatre accusatrices.

C’est ici que les consultants en communication interviennent, là où le doute sur le jugement leur fait préférer une autre stratégie, celle de l’émotion. On parle en langage féministe de “male tears” (larmes de mâle), ces larmes coulant sur les joues des hommes qui se plaignent d’être mal considérés dans la société.

Après les trois plaintes déposées par l’actrice Sand Van Roy contre Luc Besson, ce dernier a pris la parole sur BFMTV dans une interview spéciale de 54 minutes. Les larmes ont coulé lors de l’évocation de l’enfance du producteur. Les confessions ont été nombreuses, autour de ses nombreuses infidélités. Il a ramené l’affaire publique à la sphère privée, celle de l’intime, de l’émotion.

Maîtrise parfaite de leur image

“Luc Besson ou d’autres stars maîtrisent parfaitement leur image, observe le psychologue clinicien Samuel Dock, auteur du livre Eloge indocile de la psychanalyse, qui traite, entre autres, des rapports d’oppression de genre, que les mécanismes de l’emprise le retour au pathos semble apparaître comme un défaut de langage pour expliquer la violence. Là où il y a de la violence, il n’y a pas de langage, pas d’intellect.”

Et dans ces exercices de contrition, les hommes accusés réécrivent leurs relations avec les potentielles victimes pour ôter du débat l’idée de la violence ou de la contrainte.

L’écrivain Gabriel Matzneff ne parle que de sa peine lorsque Vanessa Springora l’accuse de pédocriminalité. Contacté par Le Parisien, l’écrivain a expliqué qu’il était “souffrant”. “Plus tard peut-être lirai-je son livre, a déclaré le vieil homme au journal, mais pas maintenant, ce qu’on m’en a dit me fait tant de peine, je n’en ai pas la force.” Quelques lignes plus loin, il évoque “la beauté de l’amour que nous vécûmes, Vanessa et moi”.

L’émotion plutôt que la loi

Dans le discours de ces hommes, les potentielles victimes ne sont jamais reconnues dans leur individualité, leur singularité ou leur statut de victime. Cette stratégie des larmes entache le débat, l’empêche de l’élever pour tirer des lois protectrices des enfants et des futures victimes, d’après le psychologue Samuel Dock.

“Il y a en France un vide abyssal en matière de pédocriminalité, dénonce-t-il. Quand une affaire éclate, la société parle des faits, de l’émotion qu’ils suscitent, mais qui propose d’aller plus loin? On peut avoir une pensée qui refuse la binarité ‘victime contre bourreau’. Il faut réfléchir aux structures psychiques de la violence. Pourquoi ces agressions ont-elle lieu? Pourquoi les agresseurs sont-ils protégés?”

Le psychologue évoque les travaux de Jean-François Lyotard, philosophe qui a démontré la transition de notre société post-moderne vers des micro-récits, où l’avachissement du sujet sur lui-même empêche la réflexion et l’adhésion au méta-récit, un récit commun à tous, nécessaire à la société pour rester unie et continuer à s’améliorer.

Ainsi, le psychologue Samuel Dock propose que “nous quittions cette bataille de l’intime et inscrivions les choses dans la loi. Que les conflits se passent dans les tribunaux et plus sur les plateaux télé.”

D’autant que la télévision peut s’avérer une arme à double tranchant pour les hommes accusés. Ainsi, la diffusion d’un documentaire relatant le parcours de Patrick Bruel le 30 décembre 2019, quelques semaines après sa mise en cause pour harcèlement et agressions sexuelles, est très mal passée.

Si les médias commencent à devenir délicats à manier pour les hommes célèbres accusés de violence, ils restent une torture pour les potentielles victimes.

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