LCI : Snober vos collègues grâce à votre smartphone, pratiquez-vous le « phubbing » ?

Merci à Romain Le Vern, la vidéo est disponible ici

PARLE À MON PHONE – Le « phubbing » ne concerne pas seulement la sphère privée. Il arrive que votre collègue de travail ou votre chef ait les yeux rivés sur son smartphone pendant que vous lui parlez, donnant le sentiment que vous êtes transparent et que vous n’existez pas. Du coup, posons-nous la question : est-ce que le monde du travail est lui-aussi atteint de « phubbing compulsif » ?

Vous aussi, vous l’avez constaté : depuis que le premier « mobile intelligent » est sorti en France il y a un peu plus de 10 ans, nous avons tous changé nos comportements en société : les gens ont la tête baissée sur l’écran de leur smartphone. A tel point que nous sommes devenus schizo, à la fois chez nous et hors de chez nous, à la fois avec l’autre et sans l’autre. Mais le « phubbing », mot anglais contractant « phone » – téléphone – et « snubbing » pour snober, ne touche pas seulement la sphère privée, il se répand aussi dans le monde du travail.

Aussi, comment réagir lorsque votre supérieur n’écoute pas votre demande d’émolument ou que votre collègue n’entend pas les meilleures anecdotes sur votre week-end à Saint-Malo ? Nous avons posé la question à Samuel Dock, psychologue clinicien et co-auteur du Nouveau malaise dans la civilisation (Plon, 2015).

LCI : Est-ce que le « phubbing » a des conséquences sur le monde du travail ?

Samuel Dock : Se concentrer sur son téléphone et donc investir une partie de son énergie physique, c’est se destituer de certaines tâches que nous avons à accomplir dans le monde professionnel. C’est également un problème puisque cela peut créer des relations conflictuelles avec les autres. Or, être en contact avec l’autre suppose un regard, une voix, un échange. Si la personne se concentre sur son téléphone, elle refuse ce regard, elle refuse cette voix à l’autre qui peut le vivre inconsciemment comme une atteinte narcissique.

LCI : Comment formuler ce désagrément à son collègue sans paraître trop brusque ?

Samuel Dock : Je crois qu’il ne faut pas hésiter à parler, à dire ce qu’on ressent si une personne est sur son téléphone alors que nous essayons d’obtenir sa parole, il faut lui dire : « J’essaye de te parler, j’ai besoin que tu m’accordes ton attention, fais-le moi savoir et je reviendrai plus tard ». Je crois qu’il ne faut pas succomber à la toute-puissance de l’écran mais réussir à s’opposer, à faire valoir que dans un espace social, on se concentre d’abord sur l’autre et pas sur l’objet.

LCI : Quelqu’un qui reste scotché à son smartphone, comment est-ce perçu par le monde de l’entreprise ?

Samuel Dock : C’est perçu comme un signe d’incompétence. Il y a un aspect autistique à se concentrer sur son téléphone alors que par essence le monde du travail implique des relations sociales. De manière générale, il vaut mieux éviter, surtout s’il s’agit de regarder ses messages Instagram, Twitter ou Facebook. On s’exporte alors dans un espace extérieur avec le smartphone qui n’est plus professionnel mais qui est de l’ordre d’une bulle personnelle introjectée dans le monde du travail. Nous sommes en permanence confrontés à de l’information transmise par des objets que nous ne comprenons pas vraiment et qui éteignent notre curiosité à l’égard du monde. Nous perdons un peu ce rapport au monde extérieur. Nous nous engloutissons dans le smartphone et c’est paradoxal.

LCI : Pourquoi le smartphone occupe une place si importante dans le monde du travail ?

Samuel Dock : Le monde de l’entreprise est de plus en plus vécu comme un monde persécutif et oppressant pour les salariés. Il faut comprendre en quoi le smartphone devient contrephobique, pourquoi on met cet écran face à ses angoisses, face à une altérité qui peut sembler anxiogène. Ainsi, on peut commencer à réfléchir sur la place qu’il occupe, sur son importance, sur sa fonction. La solution serait peut-être des stages en entreprise permettant de repenser les espaces psychiques, intimes, professionnels.

LCI : Mais le monde de l’entreprise est-il prêt à se remettre en cause ? A l’heure où les entreprises créent elles-mêmes des réseaux sociaux en interne et donc créent d’autres addictions, est-ce qu’elles n’incitent pas finalement à la consommation desdits réseaux sociaux sur le smartphone et donc tendent à éloigner au lieu de rapprocher ?

Samuel Dock : Il faudrait se demander pourquoi les entreprises submergent le salarié de mails, de demandes, d’injonctions, au point de ne plus laisser aucun espace au salarié. Regardez les entreprises qui proposent des badges intradermiques ; à quel moment le smartphone joue un peu ce rôle d’une présence de l’entreprise continue qui ne permet plus à la personne de récupérer une vie personnelle, de récupérer un espace d’intimité ? En somme, à quel moment le salarié devient par le truchement des mails, de ces sollicitations virtuelles, une partie intégrante de l’organisme de l’entreprise ? En somme, je pose la question : est-ce que, noyé dans l’objet, phagocyté, possédé par la technologie, l’être humain est-il encore un sujet ? Est-ce qu’il a encore les ressources pour pouvoir se révolter, pour pouvoir s’opposer et pour pouvoir s’humaniser ?

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