Cogitations et monologue, une critique d’Hafida Aouchar

 104264233_oLorsque Samuel Dock me parla il y a quelques temps d’un nouveau livre dont il avait entrepris l’écriture avec Marie France Castarède, son ancien professeur, j’étais loin d’ imaginer qu’il s’agissait  d’un  essai  dont  l’actualité du  thème est aussi cruciale et l’urgence tellement évidente.

Je venais à l’époque, d’achever son excellent roman « L’apocalypse de Jonathan » dans lequel j’ai découvert l’élégance poétique de son style, son imagination remarquable, son sens de l’observation aigu, sa connaissance intuitive de l’humain venant s’ajouter aux connaissances techniques de sa spécialité de psychologue clinicien et surtout sa sensibilité à fleur de peau comme peut l’être celle d’un poète.

 Curieuse du comportement humain sans être psychologue, passionnée par les relations humaines sans avoir de connaissances solides en sociologie, mais passionnée de littérature, aimant  partir à la découverte  des idées tout en savourant les mots, j’ai pris le temps de m’arrêter parfois assez longuement en présence des références et citations de psychologues, de psychanalistes, de sociologues pour mieux saisir l’argumentation des auteurs.

La lecture de cet essai conséquent, ne peut à mon sens se faire de façon rapide, sauf peut-être pour les lecteurs ayant de solides références en sciences humaines et sociales, sans risquer d’être une lecture superficielle qui passerait à côté de beaucoup de choses et peut être même de l’essentiel.

 «Le nouveau choc des générations », écrit sous forme de dialogue entre deux auteurs, traite de l’avènement de cette génération appelée Génération Y , née avec l’essor du numérique.

 Retrouvailles entre un professeur, Marie-France Castarède  et son ancien étudiant Samuel Dock .

Il invite son ancien professeur à la présentation de son roman. Elle répond à son invitation et les évènements s’enchainent. Elle est admirative en découvrant le style littéraire du jeune homme. Ils discutent, elle lui conseille un livre qui sera le point de départ de l’aventure : « Le fossé des générations » de Margaret Mead.

Il le lit… simultanément ils pensent à l’élaboration d’un essai à « deux voix mais ensemble » dira M-F.C dans l’avant propos. L’histoire commence, elle durera une année entière avant que « Le nouveau choc des générations », né de rencontres,  de réflexions, de beaucoup d’émotion, d’échanges sincères et spontannés, n’apparaisse enfin sous la forme d’un livre de presque 400 pages.

 L’ainée a eu l’honneur de présenter l’ouvrage dans l’avant propos, le plus jeune, le privilège d’en rédiger l’introduction.

 Dans l’avant propos, M-F.C relate enchaînement des circonstances qui ont fait possible l’écriture de ce livre pensé en commun avec S.D.

 Elle spécifie à plusieurs reprises, que bien qu’elle fut  son professeur il y a quelques années, c’est  à son tour de l’écouter aujourd’hui « communiquer ses idées sur ce fossé intergénérationnel » et les rôles étant inversés, c’est lui qui l’accompagne nous dit-elle, dans son expression, la critiquant et l’approuvant, pendant qu’elle l’écoute avec ferveur.

Elle ajoute qu’il n’est pas question dans ce livre d’un discours docte et préconçu, mais d’une association libre d’idées, dans un climat sympathique, détendu, curieux et  bienveillant, de part et d’autre. Elle fait l’éloge de  Samuel qui « a su se montrer critique comme élogieux pour ses contemporains » et « a été capable de retenir ce qu’il trouve positif dans les idées et les conduites de ma propre génération» ajoute-t-elle.

 Dans l’introduction, le jeune écrivain présente clairement l’ouvrage et sa trame. Il précise les choix qui ont été les leurs et en donne les raisons. Il limite, balise, cerne le sujet et pose les jalons indispensables au cheminement du voyage du lecteur .

 Pour traiter de la fracture intergénérationnelle, ils ont pris le parti, d’aborder les modifications survenues dans le rapport à soi, au corps, à l’autre, ainsi que les nouvelles définitions du couple et de la famille.

 Ils ont choisi de parler de l’invasion des images dans la vie de l’individu, de la fulgurance du temps et de se questionner, au sujet des répercussions sur la vie psychique.

 « Nous avons voulu, souligne Samuel dans son introduction, approcher dans ce livre les transformations de l’intime. »

 Et c’est ainsi que tout le long du livre, l’échange entre les coauteurs nous renseigne sur ce que fut la vie intime de l’individu avant l’avènement du numérique et les transformations subies depuis, au sein de la génération Y. Les exemples donnés,  basés sur le vécu de chacun des deux auteurs, sont constamment étayés par des références aux travaux d’éminents spécialistes en sciences humaines et sociales.

 Marie- France Castarède semble, à l’instar des personnes de sa génération, consternée face à bon nombre de comportements et de styles de vie de la génération Y. Elle se défend à plusieurs reprises d’être pudibonde, mais  avoue avoir du mal à comprendre  des situations telles que l’explosion de la famille, l’individualisme à outrance, l’addiction à la technologie (facebook et jeux vidéos), les tatouages, piercings et scarifications, la liberté sexuelle totale, qui de son point de vue a fait perdre tout charme et toute pudeur indispensables à une relation épanouie…

 Chacune de ses interventions glorifie la plénitude et la quasi- perfection de son époque en comparaison avec celle, actuelle de la génération Y.

Mais comme le lui fait remarquer Samuel tout au long de l’échange, elle semble zapper tous les abus et les injustices qui ont cantonné les femmes dans un statut inférieur à celui de l’homme par le passé.

M-F.C  semble oublier, les fausses croyances, les traditions despotiques patriarcales, pour ne garder que l’impression nostalgique  d’un monde éthéré, idéal, créé par les hommes et pour les hommes, dans lesquelles les femmes, les enfants et les minorités étaient  laissés pour compte.

Je reprends une très belle phrase que Samuel écrira dans la conclusion :

 « j’ai pu remarquer à travers tous nos échanges que vous décriviez un passé dont toute aura négative était supprimée ou considérablement minimisée, de sorte qu’il n’en émanait plus qu’un idéal cyclopéen, magistral ».

 Samuel, pour sa part, a dans de longues explications structurées, donné son avis au sujet de ces transformations, à l’aide d’exemples vécus ou observés au sein des membres de sa génération.

Dans ses interventions toujours riches et judicieuses, le lecteur qui se sent destabilisé face aux comportements de la génération Y,  pourra trouver des réponses éclairées à de nombreux questionnements.

 Il a souvent été question de fossé entre les générations. Ici, il s’agit carrément d’un Choc. Un  choc entre deux générations foudroie, bloque, terrasse. Seul un dialogue sain et continu peut permettre de le surmonter.

 Un fossé est séparateur et selon sa profondeur, il ne peut être franchi qu’au moyen d’un pont. Sa profondeur augmente avec le silence et le refus de s’écouter. Ce pont entre les générations ne peut exister que grâce à la communication, au langage.

 Seul le dialogue bienveillant, d’où est bannie toute mauvaise foi de part et d’autre, avec beaucoup plus de sagesse et de générosité de la part des anciens, peut permettre que deux générations successives et contemporaines, ne se tournent pas le dos et ne vivent pas dans l’incompréhension la plus totale.

 Samuel Dock, à plusieurs reprises, en accord avec M-F.C , insiste sur le rôle essentiel du mot, du langage, du dialogue ; il pense que le rejet intergénérationnel entrave la parole qui pourrait amener à une compréhension mutuelle.

 Aucune génération n’a été dans la continuité totale avec la génération qui l’a précédée. Or, les dissemblances sont plus importantes selon les siècles et ont tendance à augmenter d’une manière proportionnelle à «la rapidité de l’écoulement du  temps.»

La notion d’ accélération du temps est excellemment bien développée par Samuel Dock, de la  page 172 à  la page 188, alors que  les répliques de Marie- France Castarède lui ouvrent de nouveaux champs de réflexion, donnant lieu à des raisonnements brillants de la part du jeune écrivain, aboutissant à des constats admirables comme celui-ci lorsqu’il parle de réseaux sociaux, facebook en l’occurrence :

 « … le futur n’est pas connu qu’il est déjà présent; le passé n’est pas encore passé qu’il est déjà révoqué. Le raisonnement ne dispose plus de délais pour se construire, il se confond dans l’acte. La réflexivité l’emporte sur la réflexion. »

 Dans ses envolées explicatives pleines de passion, qu’elles soient  philosophiques, psychologiques ou sociologiques Samuel pratique l’ art de la rhétorique d’une façon magistrale.
De plus, l’écrivain n’a à aucun moment abandonné son goût pour les tournures littéraires élégantes, poétiques et pour les effets de style raffinés, tout au long de l’écriture de cet essai.

 Ne pouvant reprendre toutes les phrases que j’ai appréciées j’en recopie quelques unes que je trouve particulièrement belles :

 « En écrivant ces lignes je ressens une intense nostalgie pour cette aurore avant la clameur … » (p340)

 « Des mots pour percer à travers les brumes du temps, un rayon jusqu’à autrefois.  Une voix pour protéger, pour ne pas perdre encore ce qui était jadis. » (p 340)

 « Vous me disiez cette beauté. …quand tout était sûr. Et moi je vous disais  ce qui n’allait pas. J’amenais la pluie. Je vous laissais le beau temps. »p( 346)

 J’ai lu dans certaines critiques, que « Le nouveau choc des générations » écrit par deux personnes de culture européenne et occidentale ne peut être pris comme un exemple universel.
Il est vrai que dans les sociétés ne possédant pas la même histoire, ni la même culture que celle de la société dite occidentale, on ne peut parler, du moins pour l’instant, de mêmes orientations pour l’avenir .
La technologie s’est certes développée dans de nombreux pays aux traditions très différentes de celles de la civilisation  occidentale, mais des freins très puissants, puisés dans la religion et les traditions tentaculaires, inhilent tout désir ou du moins, entravent toute possibilité de liberté individuelle, dans le sens occidental du terme.

 La sacralité de la Mère, le rôle des ascendants et la place prépondérante de la famille d’un point de vue général, ainsi que les différents interdits punis même par la loi lorsqu’ils sont bravés, empêchent dans l’immédiat cette désolidarisation des individus, qui offre une liberté certaine, mais mène aussi à l’ individualisme et par là même au Narcissisme dont parle Samuel Dock, concernant la génération Y. Concept qu’il développe  brillamment  dans la partie «  l’ amour de soi-même »  p 62 à 67 .

Mais ne nous leurrons pas,  ce n’est qu’une question de temps. Il est clair que « l’ascendance du système économique sur le système social, conduit invariablement l’individu qui ne peut plus s’appuyer sur les anciennes unités traditionnelles de sens, à se retrancher sur le Moi, sur cet hédonisme de survie », pour reprendre les mots de Samuel Dock page 344.

C’est ainsi, que même les sociétés qui s’imaginent avoir échappé à cette évolution implacable, ne sont qu’en sursis avec la mondialisation galopante, l’essor de la technologie et la place toujours plus grande du numérique dans la vie de chacun .
La révolution latente se fera réelle, en dépit de toutes les croyances établies, des traditions séculaires et des « forces résistantes. »

 Cependant, l’échange passionnant entre les deux auteurs eût été beaucoup plus performant de mon point de vue, avec la participation d’une troisième personne qui eut représenté la génération intermédiaire.

Avec une différence d’âge de 45 ans, les deux auteurs appartiennent à deux générations, que trop de choses séparent.
Samuel Dock  pourrait être le petit fils de Marie-France Castarède.
Entre les deux, on note comme un chaînon manquant.
La génération de l’âge des parents de Samuel, est à mon sens susceptible de se reconnaître dans les descriptions que fait Marie-France Castarède de son passé, tout en ne se sentant pas perdue face à nombre de comportements et de goûts de la génération Y, décrits par Samuel Dock.
Musique techno, métal, ou électro, jeux vidéos, films d’animation, utilisation du numérique pièce rapportée, mais devenu aussi indispensable que pour la génération Y, prépondérance de l’individu sur le groupe, voilà des concepts complètement assimilés par bon nombre de personnes de la génération immédiatement antérieure à celle de Samuel.
Avec un dialogue maintenu, le passage d’une génération à l’autre peut se faire plus en douceur .
Dans la conclusion Samuel demandera, «comment ma génération pourrait-elle entendre ce que vous ne lui dites pas?»

 Le vécu des coauteurs, leurs références scientifiques, les hypothèses qu’ils émettent l’un et l’autre pour tenter de porter un éclairage sur ce choc générationnel, sont non seulement d’une extrême richesse mais peuvent aussi susciter de nombreuses réflexions sur le thème et générer de plus amples débats.

Le nouveau choc des générations est un livre essentiel, qu’il faut lire absolument.

 Génération Y, taxée de tous les maux par ses aînés, alors que dans son corps elle porte plus qu’un ideal déçu, nous dit Samuel Dock, elle porte une civilisation.

Hafida Aouchar

L’article original est disponible ici

 

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